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La Lune, l’impossible lecture politique du Caligula d’Albert Camus

Un article initialement paru dans le numéro 42 « Décrocher la Lune » 

Albert Camus a rédigé deux versions de Caligula : l’une en 1941, l’autre en 1944. La seconde version, marquée par l’expérience de la guerre, est plus politique, tandis que la première est plus nihiliste. C’est ainsi que la pièce est aujourd’hui lue avant toute chose comme l’exposition du problème d’une liberté sans limite. En filigrane se dessine pourtant une apologie de la démocratie comme limitation du pouvoir. 

 

Caligula, pièce de théâtre composée par Albert Camus, marque par une scène maximale : l’empereur éponyme ordonne à Hélicon, son affranchi, d’aller lui chercher la Lune, de la lui ramener. Exercice métaphorique s’il en est : que peut désirer un pouvoir sans limite ?

Au crépuscule d’un règne dont l’aube augurait pourtant avec espoir un libéralisme et une forme arriérée de républicanisme, Caligula exerce son pouvoir absolu : pendant quelques mois, il l’applique et en même temps le teste. Qu’est-ce-qui peut encore lui résister, quand tout lui est possible ? 

Il a acculé au suicide nombre de notables romains, dont Macron, le chef de la garde prétorienne, en les forçant à lui léguer leur héritage. Il a entretenu une liaison incestueuse avec sa sœur Drusilla. Il s’est auto-divinisé et a organisé un culte à son image. Il envisageait d’accorder le statut de consul à son cheval Incitatus. Il ridiculisait ainsi l’auguste régime sénatorial tout juste crevé par son arrière-grand-père Octave, premier empereur qui le devint à la faveur du silence obligé de sénateurs épuisés.

Caligula existentiel

Celui qui aimait à dire que « le pouvoir donne ses chances à l’impossible » l’a plus que tout autre illustré. Sa vie fut rapportée, colportée puis boursouflée par les toujours plus nombreux commentateurs.  La rumeur historique fuit jusqu’à nous : le mythe d’un homme tout puissant qui aurait fait régner l’impossible à Rome pendant quelques mois. Camus a repris ce mythe qui devient l’expérience d’un homme sans résistance à sa liberté et ses désirs. Que se passe-t-il si tout le possible se réalise, si rien ne vient résister et exercer l’existence au propre défaut de ses désirs ? 

Il est impossible de réaliser tout le possible : la structure même de l’existence, tancée en permanence par les distances temporelles et les manques constitutifs du désir, refuse qu’on lui supprime ce sans quoi elle ne peut s’exercer. Autrement dit, le Caligula de Camus est un rêve qui ne peut pas avoir lieu. C’est d’ailleurs ce à quoi est conduit Camus : si Caligula demande la Lune, c’est qu’il est nécessaire que nous rencontrions des résistances à nos désirs, sans quoi ils s’évanouissent dans leur réalisation manquée par un excès de facilité.

Il y a d’autres choses dans cette pièce de Camus, peut-être le point de départ de l’œuvre camusienne dans ce vers de l’acte I, scène IV : « Les hommes meurent et ne sont pas heureux ». Beaucoup de choses dont on a déjà parlé, quelque part, dans les soufflets de commentaires et de mauvais articles pour journaux étudiants. En voici encore un ici, qui va s’aventurer dès à présent à proposer une lecture démocrate de cette œuvre.

La Lune comme technique du coup d’Etat

Récapitulons. Ce que cherche Caligula, c’est rendre possible son existence. Doté d’un pouvoir absolu, il peut réaliser tous ses désirs en les passant à la moulinette insipide de son autorité. Il souffre, avant toute chose, de ne pouvoir exister : c’est-à-dire de ne pouvoir faire l’épreuve de la résistance du monde. Le problème de Caligula, ce n’est pas que le monde reste silencieux au cri humain, mais que le monde se montre trop docile à son égard. Pour exister, l’empereur doit donc trouver de nouvelles limites : il se met à désirer la limite. En demandant la Lune, il est sûr de ne pas l’obtenir ;il est sûr de pouvoir exister. 

Cependant, Caligula ne perd pas seulement son désir et son existence. Il perd aussi son pouvoir. Il n’y a de pouvoir qu’éprouvé, qu’exercé contre quelqu’un. Sa toute-puissance despotique fait flotter son pouvoir dans un espace vide où personne ne vit, ne parle, ne tacle, ne réfute, ne consent, ne propose, ne dispose, ne meurt. 

En cherchant l’impossible, la Lune, Caligula tente un coup d’Etat contre un régime politique qui le mine autant qu’il meurtrit le peuple romain tout entier. Il cherche à reprendre le pouvoir, en faisant l’épreuve de sa limitation. Il demande la Lune pour éprouver son pouvoir sans borne. Il demande la Lune pour retrouver du pouvoir, pour enfin l’endurer. Le pouvoir ne s’exerce que contre : sans mur à abattre il ne sera jamais possible d’exercer sa force.

Hélicon républicain

Mais ramener la Lune n’est pas possible. Hélicon n’ira pas chercher la Lune. Esclave affranchi arpentant les couloirs palatins du pouvoir romain, il sait ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Pourtant, il dit à Caligula, dans le plus grand calme, qu’il ira la chercher, qu’il la lui ramènera. Pourquoi consent-il à aller chercher l’impossible tout en sachant pertinemment que cela n’est pas possible ? 

D’une part, si Hélicon refusait l’ordre de Caligula, il lui ferait réussir son coup d’Etat. Caligula demande la Lune pour redevenir puissant : refuser d’aller la chercher ne ferait qu’acter le retour en force de son pouvoir. En allant lui chercher la Lune, Hélicon maintient Caligula dans sa faiblesse existentielle, pour mieux l’atteindre le moment venu, quand la conjuration des Sénateurs qui grandit dans l’ombre sera prête. 

D’autre part, Hélicon comprend tout autrement l’impossible en politique. Pour lui, la Lune demeure un télos vers lequel il faut tendre, mais qu’il ne faut jamais atteindre, au risque de perdre le sens même de la résistance qui fait l’engagement politique. Pour Hélicon, il est possible de viser la Lune, à condition que l’on n’ambitionne pas de la ramener sur Terre.

Hélicon est un républicain : il sait viser la Lune en sachant ne pas l’atteindre. Il a compris la sagesse intime de la démocratie. Il a distingué la chose du concept, le concept de l’idéal, l’idéal du sentiment. En acceptant d’aller chercher la Lune avec la certitude de ne pas la décrocher, il scelle le vœu le plus intime de ceux qui s’engagent sous l’oriflamme clinquante mais fatiguée d’un idéal démocrate. Hélicon sait distinguer le possible de l’impossible, et comment l’impossible guide, en politique, la réalisation de possibles, et non l’inverse. 

Caligula s’impatiente : Hélicon ne lui a toujours pas rapporté la Lune. Hélicon lui dit d’attendre, qu’il faut être patient. La conjuration des Sénateurs se prépare. Lorsque perclus de rage les avant-bras vengeurs des Sénateurs estoquent Caligula, ses pieds titubent. Ils se prennent dans un rideau pourpre : il s’effondre. Il n’a le temps que d’un murmure incomplet par lequel la Lune encore se manque. 

Hélicon a gagné la bataille de l’impossible. Caligula est mort. En réduisant en esclavage l’ensemble du possible, il a épuisé et son pouvoir et son désir. Demandant la Lune, il s’attaquait à l’impossible avec les mêmes armes. Mais l’impossible ne se laisse dompter que par l’illusion de quelques symboles. C’est sa distance lunaire qui guide et oriente les manœuvres d’Hélicon, inspiré par un démocratisme essoufflé. Ou d’un Albert Camus au sortir de la guerre.

Alexandre Jadin 

Illustration : Sophie Morales

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