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La Terre des propriétaires, l’ailleurs des squatteurs

Un article initialement paru dans le numéro 42 « Décrocher la Lune »

« La Terre n’appartient qu’aux hommes ; l’oisif ira loger ailleurs. » C’est dans ces termes sans équivoque que Eugène Pottier déployait, dans les paroles de l’ « Internationale », la vision de vastes espaces censés être la propriété de tout un chacun et non d’une poignée d’individus. De « l’oisif », il s’est formé une image assez nette, dans laquelle se reflète la figure du propriétaire, de l’agent immobilier, voire de l’huissier de justice : des visages d’une même incarnation du pouvoir et de la mainmise sur le bâti. Il en est ressorti une figure habilitée à attribuer, contrôler – et éventuellement détruire – le rempart entre le monde et la sphère de l’intime, entre l’extérieur et le foyer. 

C’est qu’entre locataires et propriétaires un lien de pouvoir est à l’œuvre, qui marque aussi une apparente relation de dépendance réciproque : l’un doit son toit à l’autre, qui reçoit en retour un loyer. Pour élargir les enjeux de cette relation et en grossissant les traits d’une telle dualité, on pourrait aller jusqu’à opposer, d’une part, locataires légaux et squatteurs illégaux, et, de l’autre, propriétaires et agences immobilières. Pour schématique qu’il soit, ce théâtre scindé en deux est pourtant bien l’édifice qu’ont reconstitué les pourparlers relatifs à la loi dite « Kasbarian », du nom d’un député de la majorité présidentielle, et adoptée par le Sénat le 2 février dernier. Ce dernier, qui en fait la proposition à l’Assemblée en octobre 2020, proposait en effet de tripler les sanctions encourues par le squatteurs, pour les porter à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

En repartant de ce projet de loi, on pourrait arguer qu’une seconde masse pèse sur le groupe hétérogène formé par les locataires précaires et les squatteurs, outre la relation de pouvoir dans laquelle ils s’engagent de façon, pour ainsi dire, contractuelle. En effet, la loi s’impose à eux – comme elle s’est naguère pareillement imposée. La balance continue toutefois de pencher en la défaveur de ceux qui ne possèdent pas leur lieu de résidence, lorsque vient s’ajouter aux deux phénomènes précédents l’opinion courante, animée par le mythe du propriétaire qui a travaillé dur pour pouvoir investir dans l’immobilier. La force de cette opinion réside dans la rigidité de l’horizon qu’elle a défini comme pouvant être atteint par qui le veut et s’en donne réellement les moyens – l’horizon de la propriété immobilière. Pourtant, alors qu’on dénombre de plus en plus de mal-logés, comment répondre à cette crise du logement ? 

Diogène et le Monopoly

Sans revenir de fond en comble sur la notion légale de propriété – ce n’est pas l’objet de notre réflexion –, on pourrait tout de même rappeler que le droit de l’immobilier distribue des droits et des devoirs à chaque parti. Néanmoins, si un équilibre artificiel cherche à se fixer de jure, il n’en reste pas moins qu’un schéma de domination persiste de facto entre celui qui possède un patrimoine et celui qui ne peut en jouir. De là émerge la problématique des logements vides, inoccupés ou convertis en résidences secondaires, c’est-à-dire occupés réellement quelques semaines ou quelques mois à l’année. Parallèlement au logement perçu comme éventail de possibilités – dans laquelle de mes maisons vais-je bien pouvoir passer mes vacances ? –, il se dresse au contraire un non-logement, au sens propre des sans-abri comme au sens figuré de ceux qui sont condamnés à n’avoir jamais accès à la propriété d’un seul bien immobilier. 

Ces deux silhouettes, pour ainsi dire, ont une chose en partage : ils ne savent pas où vivre définitivement – l’un parce qu’il a trop, l’autre parce qu’il n’a rien. Ils sont appelés l’un comme l’autre à faire des tours de plateau dans une partie de Monopoly où l’écart se creuse toujours davantage entre le gagnant et le perdant. Et si le moyen, dans la vie comme au Monopoly, consistait à s’extraire des logiques spéculatives à l’œuvre dans l’immobilier, pour revendiquer un tiers-mode d’habiter ? C’est vers cet horizon que nous invitent en tout cas les squatteurs, les nomades, les cosmonautes itinérants. Si l’on partait de l’étymologie de ce dernier nom pour élargir et adapter son sens à nos préoccupations, il semblerait que ces derniers naviguent dans le chaos pour rendre un peu de cosmos, un peu d’ordre, sur les champs de bataille où ils passent. Squatteurs, nomades, cosmonautes exhument le corps de Diogène et prônent comme lui le cosmopolitisme : « citoyens du monde », dans une jarre d’un genre nouveau.

Droit de séjour contre séjour extra-terrestre

Réinventer les façons d’habiter et les inscrire dans un circuit alternatif qui contourne les sentiers juridico-mercantiles, c’est donc tenter de se réapproprier l’habitat contre la loi Kasbarian. Il s’agit de s’installer et de vivre dans un ailleurs, pour lequel il ne faudrait ni détenir des papiers en règle, ni fournir une somme de trois loyers d’avance ou encore les fiches de paie d’un garant. De fait, cette dernière loi est aussi le support d’un paradoxe majeur : elle aurait pour conséquence de sédentariser locataires et squatteurs mais, en faisant planer sur eux la menace de la sanction pécuniaire ou de l’expulsion, ne risque-t-elle pas de produire l’effet inverse, de leur rendre insupportable la perspective d’une vie sédentaire normée ? 

En somme, tandis que la Terre est parcellée en terrains particuliers et qu’elle est soumise, comme une étendue spatiale post-féodale, à un droit de séjour, à la dîme et à la taille, il reste un ailleurs. À quelque 380 000 km de là, pourquoi ne pas chercher à décrocher la Lune, à occuper une surface de roche lunaire encore vierge ? Confrontés aux réglementations qui imposent un logement fixe, un loyer ou un impôt quelconque, une adresse définie, les dissidents de l’immobilier se font mobiles et aimeraient mieux, sans doute, se blottir tous ensemble sous un « immense et unique toit commun », sous une « carapace mutante permettant en même temps la liberté de mouvement et l’interconnexion ». C’est peut-être cela, décrocher la Lune : faire descendre l’hospitalité là où elle n’est pas, la dignité là où elle manque.

 

Alexis Duarte.

Illustration : Céèf

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