« Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu’un film grave parlant de choses légères. »
Carnet de Jacques Demy, 16 juillet 1964
Contrairement aux Parapluies de Cherbourg (1964), Les Demoiselles de Rochefort (1967) et Peau d’Âne (1970) n’ont pas marqué l’imaginaire collectif pour leur gravité. Que retient-on fondamentalement de ces œuvres ? N’y aurait-il pas un quelconque sens caché, perdu entre les plans ? « En-chanté », le spectateur se persuade qu’il connaît cela par cœur, tandis que de menus détails ont peut-être échappé à sa compréhension et sensation générales – en toute modestie. Car ce qui interpelle, c’est la capacité du réalisateur à dépeindre une réalité sous-jacente parfois mortifère, à coup de féminicide et d’inceste, sans que personne ne s’en aperçoive véritablement. La magie opère, le merveilleux l’emporte sur le douloureux. En l’occurrence, Jacques Demy est un prestidigitateur hors pair, maître dans l’art de métamorphoser la gravité en légèreté, une idée développée par l’un des plus grands admirateurs de ses comédies musicales : Jean-Pierre Berthomé, auteur de Jacques Demy et les racines du rêve. Il révèle ainsi les moult subterfuges et détours empruntés par le cinéaste pour façonner à l’écran un monde réel imaginaire, extraordinaire et tragique à la fois. Doux paradoxe.
Tout est métamorphose, déguisement, camouflage chez Demy : à commencer par ses lieux de tournages. Villes portuaires, forêts, châteaux sont comme personnifiés, représentant des personnages à part entière, colorés et habillés de la même manière que les acteurs pour incarner leur rôle. Dans Les Demoiselles de Rochefort, Jacques Demy, avec l’aide de son décorateur Bernard Evein, va jusqu’à repeindre les bouches d’incendie et à éclairer les pavés afin de conférer à ces éléments urbains des plus communs une apparence merveilleuse, presque féerique. Tout devient jeu d’illusions où pourtant les vrais lieux de l’histoire s’incarnent à l’écran, confondant la fiction mais surtout, permettant un dialogue avec les paradigmes du monde réel. Mêlé à un monde imaginaire, ce dernier est alors questionné par Demy qui fait poindre par de menus mais nombreux détails la noirceur de certaines réalités. Construite de toute pièce par Demy, cette société a priori idéale est toujours rattrapée par l’expérience vécue : le personnage d’Yvonne (Danielle Darrieux) – affairé dans son restaurant situé sur la grande place où le monde ne cesse d’aller et venir en un flux continue de vie – le rappelle elle-même en chantant La femme coupée en morceaux, lorsqu’elle apprend dans les nouvelles du jour de la presse locale qu’une ancienne danseuse, prénommée Pélagie Rosier, alias Lola Lola, a été découpée en morceaux par le sadique M. Dutrouz, un ami de « pépé » bien connu de la famille. On assiste ici à ce qu’on appelle aujourd’hui un féminicide, c’est-à-dire le meurtre d’une femme en raison de son genre. Soudainement, Rochefort apparaît non plus seulement comme la ville où l’on danse, mais également comme la ville où l’on tue, derrière toutes ses couleurs et animations, laissant un sentiment en demi-teinte renforcé par la présence policière nécessaire à l’enquête ; car, il faut dire que le meurtre et sa menace, au-delà du cas de Dutrouz, planent sur l’ensemble des habitants de la ville – ou, pour être exacte, sur les habitantes de la ville.
À l’instar des Demoiselles de Rochefort, Peau d’Âne est remémoré lui aussi comme un film haut en couleurs : l’âne banquier, des servants peints en rouge et bleu – même les chevaux n’y ont pas échappé –, une fée qui sait tout du futur, une rose qui parle, une vieille sorcière qui crache des crapauds. Grâce aux effets spéciaux utilisés notamment pour les robes, plus vraies que nature, Jacques Demy trompe le spectateur en créant à l’image cette fausse vraisemblance et le tient émerveillé, plongé dans l’univers du conte de Charles Perrault qu’il transpose à l’écran. Un univers qui s’avère très sombre, contrairement à ce que laissent penser les apparences, et aujourd’hui bien connu pour traiter de ce désir consanguin, en particulier depuis les interprétations psychanalytiques de Bruno Bettelheim. Le Roi (Jean Marais), à la mort de sa Reine, à laquelle il a promis de n’épouser qu’une femme plus belle qu’elle, songe à se marier avec sa propre fille. Dans son adaptation, Jacques Demy interrompt à plusieurs reprises l’imaginaire originel du conte, notamment en créant le personnage de la marraine-fée des Lilas, incarnée non par hasard par la militante féministe Delphine Seyrig. Avec ses robes vaporeuses et en avance sur le temps de l’histoire racontée, sa capacité à planer littéralement au-dessus des autres protagonistes et sa connaissance aussi bien du passé que de l’avenir, elle se fait avant tout la protectrice des ardeurs condamnables du père de la princesse envers sa propre progéniture, contrainte de s’exiler alors pour échapper à cette convoitise incestueuse. La fée se met aussi à fredonner pour exprimer le fond de sa pensée : « Mon enfant, on n’épouse jamais ses parents » avant d’ajouter « on dit que, traditionnellement, des questions de culture et de législature décidèrent en leur temps qu’on ne mariait pas les filles avec leur papa. ». À l’instar de Charles Perrault bien avant lui, Demy aborde ici un sujet épineux, et ce de manière presque frontale, si cela n’avait pas été fait en chantant.
En 1970, Demy propose ainsi une version de ce conte insolente, pleine d’allusions secrètes, réservées aux âges mûrs, et de dialogues ambiguës. On se souvient encore du Roi qui, réclamant conseil, se voit répondre par le vieux savant du royaume : « Il est écrit ici que toutes les petites filles à qui on pose la question “Avec qui veux-tu te marier quand tu seras plus grande ?” répondent immanquablement : “Avec Papa”. ». Tout en demeurant une histoire pour enfants, Peau d’Âne chez Demy a la particularité d’avoir su s’adresser à un large public, comme le cinéaste le souhaitait, et ce malgré ses parts d’ombre cachées. Mais tout comme Les Demoiselles, ce conte de fée est en demi-teinte, et ne rime pas qu’avec légèreté : « Je trouve au contraire que c’est très mystérieux, très profond, beaucoup moins pour les enfants même qu’on ne pourrait le croire. » s’esclaffait celle qui campe le rôle de la princesse, Catherine Deneuve, interviewée un an après la sortie de Peau d’âne. Ce film réaffirme la morale du conte de Perrault qui condamne l’inceste, montrant que l’évolution des enfants vers l’âge adulte passe par le détachement vis-à-vis des parents ; et ce, à travers des moyens cinématographiques probants et des questions posées notamment sur la signification du verbe « aimer ». A travers le genre du conte, qui, ayant toujours mêlé merveilleux, morale et horreur, se prête parfaitement à l’examen des intrications les plus sordides de la psyché humaine, Jacques Demy souligne pleinement ces rapports criminels entretenus dans la société de son temps malgré leur prohibition, et l’omerta qui s’opère par conséquent. Au fond, tout le monde sait mais personne ne dit rien. Une triste vérité encore d’actualité.
Le Demy-monde n’est donc pas ce qu’il prétend être. Son univers a priori joyeux et naïf révèle un caractère désenchanté manifesté de manière subliminale. Derrière tous ces artifices se cache ainsi une réalité sombre et parfois cruelle, qui n’est autre que le reflet de la société conservatrice, sexiste et liberticide des années 1960. Un geste artistique pour l’époque plein de transgression, de puissance et d’intelligence, dont seul Demy avait le secret.
Carlotta Penquer-Yalamow
Image : Guillaume