Derrière le carnet de voyage se cache bien plus que des mots et des dessins, il s’y découvre une autre manière d’être et de percevoir. Il tisse la résonance entre soi et l’autre, il ancre dans le temps et la mémoire, il engage à ralentir, à s’affranchir et à relire. Objet convivial, riche d’un héritage artistique et littéraire, le carnet de voyage nous invite à repenser notre rapport au monde.
Enfant, j’adorais feuilleter les carnets de voyages pré-remplis que l’on trouve dans certaines librairies : leur apparence artificielle de vieux folio et leurs différentes catégories suffisaient à me projeter au cœur de paysages que j’espérais visiter un jour.
Avant qu’ils n’atterrissent entre nos mains, les carnets de voyage ont servi d’outils aux artistes. Au XIXe siècle, le coût du papier baisse, rendant la tenue d’un carnet de voyage plus accessible, alors que la mode du Grand Tour, la colonisation et l’orientalisme en favorisent l’essor. Les premiers carnettistes reconnus sont des peintres, qui ramènent de leurs voyages des images exotiques, tel Eugène Delacroix, auteur de sept carnets réalisés au Maroc, en Algérie et en Andalousie lors d’un voyage diplomatique effectué en 1832. Dans ce contexte, la démarche de l’artiste est empreinte d’une dimension ethnographique qui dépeint les peuples rencontrés mais sert aussi de travail préparatoire à certaines œuvres. Sans se borner à n’être qu’un outil, le carnet de voyage participe ensuite d’une esthétique romantique qui le consacre comme un support d’expression du sujet autant qu’un écho du monde extérieur.
Parenthèse dans le quotidien, le voyage peut favoriser l’introspection en même temps qu’il nous ouvre à l’autre. Ce rapport particulier entre soi et le monde serait entretenu par le carnet de voyage, qui devient alors un support d’expression de l’extime (1). Désignant en psychanalyse le désir de vouloir partager certains aspects de soi considérés comme intimes, la notion d’extime est reprise en littérature par Michel Tournier dans son Journal Extime. L’extime, pour extérieur-intime, désigne une forme d’expression dans laquelle l’individu se dévoile, non pas au travers de son expérience intime, mais grâce à une attention particulière portée au monde extérieur. Dit autrement, l’extime peut être interprété comme un mouvement d’introspection-exploration : or, le temps du voyage, favorise une telle disposition de l’esprit. Il aiguise notre curiosité, sert parfois de prétexte à l’introspection et nous fait évoluer. Tenant un carnet, le voyageur mobilise ce temps à part, et accorde plus d’importance à ce qui l’entoure en même temps qu’il cherche à rendre compte de ses perceptions et de leur singularité.
En plus de servir de lien entre le voyageur et le monde, le carnet de voyage est un support d’expérimentation et de création qui ne répond à aucune règle : genre nomade par excellence, il se distingue du récit par sa plurimédialité, qui mêle écriture, dessin, peinture et parfois collages et nous encourage à porter un regard étranger sur des éléments qui nous semblent habituellement anodins : pour un carnettiste, un simple ticket de métro peut devenir la relique d’un souvenir. Objet teinté de nostalgie, le carnet de voyage cherche à renforcer la matérialité de moments fugaces. Dans une société où prime le partage virtuel via les réseaux sociaux, il permet de garder une trace de moments dont on a particulièrement conscience qu’ils sont éphémères, et tente de prolonger l’expérience du voyage au-delà de son vécu présent.
Alors que nos voyages sont eux aussi contaminés par l’injonction à la productivité et que leur réussite se mesure parfois au nombre de lieux recommandés visités, réaliser un carnet de voyage nous invite à nous arrêter un moment, à prendre le temps d’observer notre environnement pour retranscrire une vision personnelle de ce qui nous entoure. En ce sens, les carnets de voyages reposent sur un processus de création à rebours du conformisme exacerbé par les réseaux sociaux. Puisqu’ils sont avant tout destinés à soi-même, les carnets de voyage peuvent mieux échapper à la volonté de mise en scène découlant des effets de mode et du besoin de validation qui nous encouragent, sur les réseaux sociaux à tous partager les mêmes clichés, en nous éloignant de ce qui fait la singularité de notre expérience. Et s’il n’est pas une solution miracle d’émancipation, le soin apporté à la création de son carnet procure au moins le plaisir d’avoir créé un objet unique, support d’un dialogue entre soi et le monde.
Si l’on a mis en avant la valeur mémorielle des carnets de voyage, que vaut-elle vraiment ? Puisque rien ne ramènera l’instant vécu, les carnets de voyages, au lieu d’être un reliquat de nos souvenirs, seraient un élément intrinsèque du voyage, augmenteraient le plaisir au moment-même de leur création, puis finiraient par nous devenir étrangers. Certains d’entre eux deviendraient finalement des objets de rêveries pour d’autres lecteurs : c’est ce que propose chaque année le Rendez-vous international du Carnet de Voyage, dont la 23e édition se tiendra en novembre, à Clermont-Ferrand.
Tara Natouri
Illustration : Mila Ferraris
(1) : Jacques Lacan. Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre 1968-1969. Éd. du Seuil, 2006.