Temples sous terre et saintes occultées : une autre histoire de l’exception éthiopienne

Chrétienne avant la plupart des Européens, souveraine lorsque ses voisins ne l’étaient pas, l’Éthiopie est un particularisme du continent africain. Ses célèbres résistances au XIXème puis au XXème siècle face aux tentatives européennes répétées de l’assujettir ont fait de ce vieil empire abyssin un symbole. Son histoire religieuse est, elle aussi, rythmée par une particulière ténacité. Première Église chrétienne à être adoptée comme religion d’État au IVème siècle, l’Église orthodoxe d’Éthiopie l’est restée jusqu’en 1974 avec la chute de l’empereur Hailé Sélassié, dernier héritier de la dynastie du roi Salomon. Longtemps considérée comme une affaire d’affrontements masculins et royaux, la traduction récente d’une hagiographie oubliée rappelle que la résistance religieuse orthodoxe éthiopienne s’est écrite au féminin.

L’HYPOTHÈSE D’UNE ÉTHIOPIE CATHOLIQUE


Au milieu du XVème siècle, des incursions musulmanes conduisent le royaume chrétien d’Abyssinie

à demander de l’aide en Europe. Une expédition victorieuse menée par Cristobal de Gama (le fils de) devient le point de départ d’une présence portugaise au sein des Habesha, la communauté chrétienne majoritaire du royaume. Progressivement, des missionnaires rejoignent ces rangs, et des membres de la jeune Compagnie de Jésus, tout juste fondée par Ignace de Loyola, gagnent les hauts plateaux abyssiniens dans l’optique de convertir la population locale de leur forme archaïque du christianisme au vrai Catholicisme.

Cette forme “archaïque” est le christianisme orthodoxe de l’Église Tewahedo (en guèze, ተዋሕዶ), une des plus vieilles églises chrétiennes du monde. La signification de son nom, “unifié”, révèle immédiatement les raisons de discorde avec le catholicisme : contrairement aux croyances de ce dernier, l’église Tewahedo voit en le Christ l’unification du divin et de l’humain… et non pas la nature double, hypostatique, admise par la plupart des branches au Concile de Chalcédoine en 451. Les Habesha, un des premiers peuples chrétiens au monde, sont aux yeux des missionnaires portugais des hérétiques.

La conversion du roi abyssin Susenyos après plus d’un demi-siècle d’efforts missionnaires aurait pu signifier le déclin définitif de la religion des ancêtres. Imposée comme foi d’État, cette nouvelle religion européenne fut rapidement adoptée par la plupart des castes dominantes du royaume. Mais l’Éthiopie catholique fut une parenthèse de courte durée.

UNE CONTRE-RÉVOLUTION FEMININE : LES FEMMES, GARANTES DE LA RELIGION ?

C’est une femme qui s’opposa en premier à cette “foi des étrangers”. Walatta Petros (ወለተ ጴጥሮስ en guèze), née en 1592, dont le nom indique une filiation directe à Saint Pierre, est dès le début promise à un grand destin, “tout comme Pierre est devenu le premier des apôtres, elle deviendra la première de tous les maîtres religieux”. 

Sa résistance est retracée dans La Vie et les Luttes de Walatta Petros, écrit en 1627 par un moine chroniqueur et disciple. La redécouverte, grâce à une traduction anglaise, de cette Légende dorée éthiopienne ébranle toute idée occidentale reposant sur un supposé illettrisme, paganisme ou androcentrisme africain. C’est à notre connaissance la plus vieille biographie d’une femme africaine, écrite par un Africain, pour un public africain.

Pourtant d’origine noble et mariée à un conseiller proche du roi, l’inacceptable abandon de la religion des ancêtres conduit Walatta Petros à se raser la tête, quitter son mari et rejoindre les ordres monastiques. Prêcheuse itinérante dans les hauts-plateaux abyssins, elle rassemble autour d’elle des centaines de femmes Habesha, toutes désireuses de lutter contre la volonté royale d’imposer une religion étrangère. Jean Delumeau écrivait que “jamais le champ d’action des femmes pour la transmission de la foi n’est plus grand que lorsque les liens sont rompus entre le religieux et le politique” ; c’est dans cette brèche précisément qu’ont pu œuvrer ces femmes pour la survie et le maintien de leurs croyances. Walatta Petros, en tant que guide et instigatrice de cette rébellion, deviendra une des premières icônes de la résistance contre un proto-colonialisme européen.

Il est de coutume que les femmes rebelles suscitent la méfiance. Leurs agissements bizarres et inattendus ne pourraient avoir d’autre origine que le diable, se convainquent les Portugais. Pourtant Walatta Petros sera érigée par ses compatriotes en sainte : ses miracles répétés, ainsi que sa vie exemplaire, ont acquis un statut quasi-légendaire. 

L’Éthiopie catholique, elle, fut un échec. Dès la chute du roi Susenyos en 1632, rendu illégitime à la suite de ses idées, l’Eglise Tewahedo fut remise sur son piédestal privilégié. Ses édifices dans l’ici-bas, comme la nouvelle Jérusalem de Lalibela, sont à l’image de l’histoire des femmes qui ont dédié leurs vies à sa préservation : de vastes ensembles d’une richesse souvent incomprise, invisibles au premier regard car enfouis sous la roche et les lourdes couches d’histoire de la terre qu’ils ont cherchée à protéger. 

Un administrateur colonial britannique plutôt clairvoyant déclarait au tournant du XIXème siècle que “lorsque l’on aura conquis les femmes, on aura tout gagné” ; l’histoire de Walatta Petros et de ses disciples féminins montrent que le contraire est tout aussi vrai. Sans les femmes, la révolution n’aura pas lieu.

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