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Une camisole pour Médée

Les adaptations et réécritures du mythe de Médée se succèdent, nous révélant comment – à chaque époque – nous traitons la déviance. Sara Stridsberg en fait, dans sa pièce Medealand (2011), la patiente d’un hôpital psychiatrique en attente d’expulsion, nous mettant ainsi face aux mécanismes d’aliénation et d’exclusion modernes.

 

Le complexe de Médée désigne, pour les freudiens et affiliés, un phénomène que l’on peut résumer simplement : une femme abandonnée par son mari réduisant ses enfants à un objet de vengeance. Le meurtre de ceux-ci n’apparaît ainsi, dans cette perspective, que comme la forme exacerbée d’une volonté inconsciente, propre à la maternité.

Sara Stridsberg nous montre ce que cette psychanalyse inflige aux corps et aux âmes, et la volonté politique et sociale qui se cache derrière ce traitement. Rappelons que Médée est d’abord trahie :  Jason la quitte pour s’unir avec la fille du Roi, et devenir l’héritier au trône. Une union judicieuse, célébrée par toute la société. Il est, après tout, un beau héros grec bien comme il faut, on ne le voyait pas rester bien longtemps avec cette étrange sorcière qui ne savait visiblement pas rester à sa place.

Médée, anéantie, est transférée là où vont ceux dont on ne sait que faire. À l’hôpital, le diagnostic est établi : « État catatonique ou hystérique. Folle. Démente. Détruite. Éteinte. […] Suicidaire. N’a pas d’âme. Pas de pays. Pas d’amour. ». Son unique interlocutrice sera la Déesse, un personnage qui se présente d’abord sous les traits d’un psychiatre bienveillant, mais qui incarne ensuite plusieurs figures d’autorité. Elle est ainsi décrite comme « un être d’âge mûr, sale et borderline qui n’a plus rien d’une divinité respectable, et peut aussi revêtir des fonctions plus civiles et temporelles telles que médecin, infirmier, psychologue, juge, policier. ». En somme, les institutions de gestion et de surveillance moderne.

Le cœur de Médée est brisé ? « Ici nous traitons de vraies maladies », répond la Déesse, qui ne tarde pas à transformer les soins initiaux en exercice de contrôle. On comprend rapidement que la patiente n’est pas admise dans le but d’être traitée, mais plutôt canalisée et maîtrisée, en attendant son expulsion. Ayant perdu son permis de séjour après le divorce de Jason, il est désormais temps de l’escorter jusqu’à la frontière, pour s’en débarrasser complètement.

Alors, que lui reste-t-il ? Rien, si ce n’est son amour trahi et ses enfants, qui en sont le produit. Et comme dans les autres versions du mythe, elle les tue. Par vengeance, par désespoir absolu.

Ce qu’il manquait à Sophocle : une grosse boîte d’anxiolytiques

L’infanticide est l’invariant du mythe, sa conclusion inévitable. C’est ce qui le précède qui change, et révèle le discours de l’auteur. Ce qui fait la particularité de cette version de l’histoire, c’est qu’elle montre l’échec d’une société qui se drape de justice et d’égalité mais refuse de venir en aide à ceux qui en ont besoin, et même les opprime encore davantage. L’exclusion est voulue, et même socialement utile, voilà ce que nous crie Médée, pendant que l’administration se cache derrière des lois et des médicaments pour éviter d’avoir à répondre de sa responsabilité.

Ainsi, condamner Médée, celle-ci ou une autre, n’aurait pas de sens. L’excuser ou la pardonner non plus. Parce qu’elle se situe précisément là où le jugement des hommes n’a plus prise, là où il n’y a que la fureur des passions contre la froideur de la gestion politique des corps.

Les dieux, eux, pouvaient encore juger chez Euripide, Sénèque ou Corneille. Aujourd’hui, chez Stridsberg, ils ont à moitié disparu, remplacés par les juges, médecins et policiers. Pour compenser cette déchéance, ils prescrivent à tour de bras : « Mogadon. Nitrazépam. Rohypnol. Imovane. » La consommation d’antidépresseurs et d’anxiolytiques nous adoucit et nous rend plus facilement gérables. Instruments d’apaisement, instruments de contrôle.

Sara Stridsberg donne ainsi à Médée toute la force critique qu’on préférerait, par confort, dissimuler derrière la dénonciation de l’infanticide. Elle la met en scène comme la part maudite de notre monde, celle que l’on cherche à maintenir à distance à coups de bulletins de sortie, d’escortes policières et de tranquillisants. Le cri de douleur qui reste sans réponse. L’aliénation qui nous encombre.

Léo Barron

Illustration : Guillaume Delaunay 

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