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Les œillets ne craignent pas le gel

Un article initialement paru dans le numéro 42 « Décrocher la Lune »

D’un côté, examiner à tout nouveaux frais, à l’approche d’une date anniversaire symbolique, les mécanismes d’installation de la démocratie au Portugal. De l’autre, interroger l’écho politique contemporain d’un passage de dictature à démocratie réalisé sous de singuliers auspices. Tel est le programme que nous propose l’auteur de ces lignes, dans l’optique d’un retour sur les espoirs du 25-Avril.

Au Portugal, on fêtera le 25 avril prochain les 50 ans de la Révolution des œillets, qui marque le renversement de la dictature au profit d’un retour à la démocratie et à l’instauration d’une nouvelle république dans ce pays singulier. Le Portugal est en effet le premier pays d’Europe à réaliser son unité nationale avec des frontières peu ou prou inchangées depuis le milieu du XIIIe siècle mais aussi le dernier à s’engager dans un processus de décolonisation.

La Révolution des œillets se distingue, dans le contexte tendu de la Guerre froide et de la construction européenne, par sa brièveté et sa tranquillité : on s’en souvient comme d’un événement où le sang n’a pas coulé. A la veille du 25 avril 1974, c’est encore l’Estado Novo (« État nouveau ») qui fait loi, sous Marcelo Caetano, dauphin de Salazar dont l’état de santé commence à se dégrader dès 1968. Ce régime en vigueur depuis 1933 [1] est autoritaire et fascisant. Le journaliste Christian Rudel décrit le régime salazariste comme une « dictature catholique de droite extrême », de parti unique, où s’exerce la censure, où les syndicats sont interdits, où patrouille dans les rues une police politique et où, surtout, l’effort colonialiste est porté aux nues.

Dans ce contexte, une résistance s’organise au milieu des années 1960 : l’opposition à la dictature tente de se faire entendre au moyen de grèves, de contestations paysannes et étudiantes ou d’actions clandestines. Mais le véritable fait marquant et presque annonciateur de la révolution survient au début des années 1970, lors de la fondation du MFA (« mouvement des forces armées »), regroupement de militaires clandestins coalisés, protestataires et anti-colonialistes.

Les tribuns dans le pétrin

Ainsi, ce jour du 25 avril 1974, le MFA entame les hostilités et diffuse sur la radio nationale, comme signal de ralliement, un chant de lutte déjà censuré, Grandôla Vila Morena, de José Afonso. Militaires et civils prennent d’assaut les rues de Lisbonne, tandis que les « capitaines d’Avril » s’assurent du contrôle des médias et des ministères. Une dictature vieille de près d’un demi-siècle est renversée par l’armée de concert avec le peuple : Marcelo Caetano démissionne dans l’après-midi. Présidée par le général Spínola, la JSN (« junte militaire de salut national ») entreprend d’abolir la censure et la police politique et de libérer les prisonniers politiques, pendant que, le 1er mai suivant, 500 000 civils et militaires se rassemblent à Lisbonne. Le général Spínola est nommé président de la République portugaise.

Il va sans dire que, manifestement, c’est l’échec des guerres coloniales qui a poussé les militaires épuisés à rejoindre le mouvement démocratique contre la dictature, ce qui explique alors le paradoxe d’une junte militaire détruite par les militaires eux-mêmes.

A la lumière de ce que nous enseigne l’histoire romaine, il est loisible de comparer le rôle de l’armée lors du coup d’État à la fonction tribunitienne théorisée par Georges Lavau : ce dernier l’attache à toute entité, au sein d’un système politique, dont « la fonction (…) est principalement d’organiser et de défendre des catégories sociales plébéiennes (…) et de leur donner un sentiment de force et de confiance [2]». Lavau postule qu’une telle fonction est nécessaire à la survie du système politique tant que son détenant exerce un pouvoir négatif qui assure un équilibre, un contrepoids, qui conteste le pouvoir positif, tout en faisant partie intégrante du système, comme c’est le cas ici pour l’armée – à éloigner donc, d’office, des révolutionnaires, en marge du système politique et donc dépourvus de cette fonction.

Dans le cas qui nous intéresse, l’accession d’un général à la présidence de la République marque la fin de cette fonction tribunitienne : l’armée devient, non plus pouvoir négatif, mais pouvoir positif. S’il y a peut-être de quoi s’étonner, c’est sans doute parce que l’accord du peuple et de l’armée a fourni à ce moment précis la preuve que l’impossible n’était pas inatteignable. Mais il y a plus : lorsque cette fonction se perd, elle est nécessairement retransmise à une autre entité ou parti ; néanmoins, lorsque la relève peine à être assurée, les classes « plébéiennes », alors sans tribun, entrent en crise selon la terminologie de Lavau, ainsi que tend à le démontrer au Portugal l’instabilité économique et financière de ces vingt dernières années, résultante de problématiques d’ordre politique. Si les Portugais, en boutant Salazar et en appelant de leursvœux l’avènement d’une démocratie, semblaient avoir décroché la Lune par leurs efforts, les difficultés et les crises du début du XXIème siècle ne sont-elles pas la preuve d’un dur retour aux réalités terrestres ?

« Où la terre se finit et la lune commence »

De cette révolution militaire, somme toute, qui entraîne l’indépendance effective des ex-colonies portugaises en Afrique dès 1974 [3], le Portugal hérite d’une démocratie solide, tournée à la fois vers l’Europe et vers l’océan Atlantique que ses grands navigateurs écumèrent autrefois. Malgré la crise économique qui frappe particulièrement l’Europe méridionale depuis la fin des années 2000, la République portugaise « où la terre se finit et la mer commence [4]», selon le mot de Camões, semble encore habitée par l’esprit d’Avril, lorsque son peuple, par exemple, descend dans la rue le 15 septembre 2012 – un million de personnes – pour protester contre les mesures d’austérité et demander le départ du gouvernement. Pour le redire autrement avec Camões : faire du Portugal un espace « où la terre se finit et la lune commence ».

Quanto ao mais, nada mais. Cá estamos sempre [5].

Fernando Mendes

Illustration : Céèf

 

[1] : António de Oliveira Salazar, de son nom, exerce auparavant, à partir de 1928, la fonction de Ministre des Finances pendant la période dite de dictature nationale.

[2] : Georges LAVAU, « Le parti communiste dans le système politique français » in Le communisme en France et en Italie. Vol. 1 : Le communisme en France., Paris, Armand Colin, Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques, 1969, p. 18.

[3] : On précise qu’il s’agit ici des colonies africaines, puisque les colonies asiatiques et américaines prennent leur indépendance plus tôt (au XIXème siècle pour l’Amérique et notamment le Brésil ; vers 1960 pour l’Inde portugaise). La date de 1974 correspond à la déclaration d’indépendance de la Guinée-Bissau).

[4] : Luís de CAMÕES, Lusiades, III, 20, 3 : « Onde a terra se acaba e o mar começa » (traduction personnelle).

[5] : « Pour le reste, rien de plus. Nous sommes toujours là. », traduction personnelle. Fernando PESSOA, « Nós, os de «Orpheu» », Páginas de doutrina estética, Lisbonne, Editorial Inquérito, 1977, p. 212.

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