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Les contours des mythes, ou comment l’Afrique imaginaire a été façonnée par les cartes.

Cherchez sur Internet une image de la carte du monde. Trouvez celle que vous connaissez le mieux, celle qu’on vous a montrée depuis les bancs de l’école maternelle, celle qui sert de référence dans l’esprit de la plupart. C’est une projection. 

 

Comment un dessin peut-il remodeler l’imaginaire d’un continent entier ? Les cartes, bien plus que de simples parchemins marqués de lignes et de couleurs, sont les conteuses silencieuses, les véritables créatrices de mythes façonnant nos visions et perceptions de l’espace. Selon Yves Lacoste dans La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, publié en 1976, les cartes transcendent leur utilité première et ne servent pas que l’explorateur. Au-delà de définir les frontières, les cartes sont un véritable outil politique dont les courbes sont loin d’être anodines.  Elles ont été les complices silencieux de la conquête et de l’asservissement du continent africain à l’époque coloniale, et leur écho résonne encore aujourd’hui. À travers elles se déploie un pouvoir insidieux, tissant le mythe d’une Afrique stéréotypée et réductrice, d’une terre marquée par la « sauvagerie » et l’exotisme. Ces outils cartographiques, loin d’être de simples instruments de navigation, sont devenus des artisans de l’imaginaire, sculptant une vision de l’Afrique souvent éloignée de sa réalité plurielle et vibrante.

Tissant les légendes de l’Afrique : le pouvoir narratif de la cartographie

Au cœur de la jonction entre colonisation et cartographie réside une vérité incontestable : la subjectivité est ancrée dans l’acte de cartographier. La cartographie, par essence, est une simplification du réel. C’est un exercice qui implique de nombreux choix délibérés quant aux informations représentées. Ces choix vont des nuances de couleurs, à la taille des entités géographiques, en passant par la sélection des symboles, et ne sont jamais neutres. Ils reflètent une vision du monde, et représentent un message politique nourrissant l’imaginaire. La carte offre une perspective plus qu’une vérité. Plutôt que d’être une fenêtre sur le monde, elle écrit des mythes, construit des mondes et interprète le mode de vie des contrées lointaines. C’est dans cette lumière que des penseurs décoloniaux, comme Arturo Escobar, accusent les cartes d’être des instruments de violence culturelle, renforçant des structures rigides de pouvoir et de domination par les élites.

Le rôle de la cartographie dans la construction du mythe africain est particulièrement poignant. En définissant le mythe comme un « récit mettant en scène des êtres surnaturels, des actions imaginaires, et des fantasmes collectifs », nous comprenons comment les cartes contribuent à fabriquer l’Afrique en tant que concept, en la plongeant dans un imaginaire collectif où elle est vue à travers le prisme de l’exotisme et du sous-développement. 

L’évolution des visages de l’Afrique à travers les cartes

Entre le XVe et le XVIIe siècle, la cartographie de l’Afrique évolue au fil des navigations et de la découverte des côtes. Durant ces siècles, les marins et les marchands occidentaux, en quête de routes commerciales et de nouvelles terres, se fient aux cartes pour naviguer le long des côtes africaines. Cependant, l’intérieur du continent reste un mystère, un espace blanc sur les cartes, symbolisant l’inconnu. Pour combler ce vide, les cartographes ont recours à une cartographie stéréotypée et une iconographie exotique. Avec le tracé hasardeux des cours d’eau et des montagnes, des dessins d’animaux exotiques ou de tribus, la carte du monde de 1507 de l’allemand Martin Waldseemüller témoigne du mode de représentation des occidentaux et offre une vision de l’Afrique teintée d’allégories et de fantasmes. Comme le fait remarquer le romancier irlandais Jonathan Swift : « Les géographes, sur les cartes d’Afrique, comblent leurs lacunes avec des figures de sauvages et placent des éléphants, à défaut de villes, dans les régions inhabitables ». Cette représentation soutient le mythe d’un continent en retard sur son développement, attendant l’aide des Européens. L’Afrique est présentée comme un espace isolé et uniforme, dont le développement est conditionné par une intervention de l’extérieur. Ce récit sert de prélude à l’entreprise coloniale, enracinant l’idée d’une mission civilisatrice à la charge des Occidentaux. 

Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, avec le début de la colonisation et l’influence des Lumières, la représentation de l’Afrique évolue vers un nouveau mythe : celui d’un continent vide. La démarche des Lumières, axée sur la raison et l’exploration scientifique, conduit à l’épuration des cartes des éléments fantastiques et exotiques précédemment employés pour remplir les blancs. Les cartes sont « reblanchies ». Ce processus n’est pas anodin : il donne l’illusion d’un territoire vide, inhabité, libre et donc appropriable. Ces « blancs de la carte » attirent les désirs de conquête. En servant d’appui au discours colonisateur, la cartographie justifie, voire encourage les expéditions et la mainmise sur ce territoire. 

L’ombre du Mercator : reflet d’un passé colonial persistant

Dans ce voyage à travers le temps et l’espace, où les continents se redessinent et les imaginaires se façonnent, nous traversons le pont entre deux époques. Encore aujourd’hui, le reflet des imaginaires déformés de l’Afrique se perpétue à travers des cartes, où les dimensions et les récits continuent d’influencer notre regard sur le continent. Pensez à une représentation du monde. Celle qui vous vient immédiatement en tête est probablement la projection Mercator.  Sur cette carte familière depuis l’enfance, les tailles des continents sont déformées. L’Afrique apparaît bien plus petite que l’hémisphère nord. Pourtant dans la réalité, la taille de ce continent fait presque deux fois celle de la Russie. De même, le Groenland qui apparaît plus grand que l’Afrique, ne fait que la superficie de la République Démocratique du Congo. Certains diront que cette différence de taille ne vient que de la difficulté de représenter la forme sphérique de la terre en surface plane. Admettre ces choix comme neutres ou fortuits serait ignorer les sous-entendus politiques et historiques qui influencent notre perception du monde. 

La projection de Peters, en contraste, s’efforce de corriger ces illusions, offrant une vision plus équilibrée des terres qui nous entourent. Celle-ci cherche à représenter précisément les proportions de la surface terrestre. L’Afrique apparaît alors plus grande, fidèle à sa taille réelle. Pourtant, la projection de Mercator est encore largement utilisée dans les cours et dans les institutions internationales, exagérant l’importance des pays occidentaux et minimisant celle des pays du Tiers-Monde. Cela renforce le mythe des pays « secondaires », moins importants et moins grands que le groupe occidental. 

Contre-cartographie : démystifier l’Afrique 

Au sein d’une toile tissée par des perspectives occidentales, la cartographie traditionnelle impose des limites et frontières rigides sur un monde. Cette approche peine à capturer l’essence de cultures nomades pour qui les frontières sont fluides, et où l’espace se vit autrement. À travers chants, danses, et tissages, ces communautés dessinent leurs propres cartes. Ils défient ainsi les normes établies. La contre-cartographie, un mouvement vibrant de critique et de réclamation, redessine l’espace, parfois au-delà des encres et des papiers. Elle émerge comme une perspective critique, pour redéfinir notre conception de l’espace loin des préjugés coloniaux et de l’exclusion. Elle célèbre et redonne la voix des communautés locales, leur permettant de revendiquer leur territoire et leur identité. En cela, elle engage un dialogue politique profond, redonnant sens et reconnaissance à des espaces longtemps ignorés ou mal interprétés. Le projet Map Kibera illustre l’impact transformateur de la contre-cartographie. Au cœur de Nairobi, Kibera, l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, était auparavant invisible sur les cartes officielles, réduit à une « tâche blanche ». Grâce à des outils comme OpenStreetMap, les résidents eux-mêmes ont pu prendre en main la cartographie de leur propre communauté, en marquant des points essentiels comme les écoles et les centres de santé. En cela, ils n’ont pas seulement placé Kibera sur la carte, mais ont également réapproprié le récit de leur espace. Ils ont remis en lumière (et en carte !) des espaces marginalisés et oubliés des discours dominants.

Ce mouvement vers une cartographie participative est plus qu’un ajustement géographique.  Il révèle la carte comme un champ de bataille pour l’identité et l’appartenance. C’est une révolution conceptuelle, affirmant que chaque communauté a le droit de définir son espace et son identité. La contre-cartographie représente une redéfinition profonde de la façon dont nous comprenons le monde et valorisons différentes cultures. En cela, elle est un rappel puissant que la carte est un texte vivant, susceptible d’être réécrit à l’infini.  

Les cartes transcendent leur rôle d’outils géographiques pour devenir des vecteurs de visions politiques, sculptant l’imaginaire collectif sur l’Afrique. Leur rôle a été crucial dans la construction de récits mythiques sur l’Afrique, facilitant sa colonisation et sa néocolonisation. Elles offrent une vision déformée de la réalité, empreinte de stéréotypes, qui continue encore aujourd’hui d’influencer les politiques, les investissements et l’aide internationale envers le continent. Il est temps de redonner la voix à ceux qui ont été réduits au silence dans la représentation de leur propre territoire. Pour réussir à comprendre et à connaître ces espaces, nous devons non seulement lire ceux qui racontent l’histoire, mais s’intéresser aussi à ceux qui la dessinent. 

 

Anne Besse

Illustration : Sophie

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